Fra Angelico : art et guérison
Ce petit tableau, qui provient de l’entourage de Fra Angelico, s’inscrit dans la prédelle d’un retable au monastère dominicain San Vincenzo d’Annalena, fondé en 1453 à Florence. Le panneau principal et six autres scènes de la prédelle sont aujourd’hui conservés au Musée San Marco. Celui-ci représente un épisode de la vie des saints Côme et Damien, patrons des Médicis. D’après l’histoire de leurs vies, ces médecins syriens travaillaient bénévolement. Dans cette scène, ils remplacent la jambe malade d’un diacre par celle d’un homme décédé originaire d’Éthiopie.
Pour Wolfgang Laib, la guérison illustre ici une perspective holistique, par opposition à la formation médicale moderne qu’il a lui-même suivie. Il est remarquable dans ce tableau que seule soit visible la jambe sombre et guérie du diacre, tandis que la jambe claire reste cachée sous un drap. Les parties greffées, inférieures et supérieures, sont ainsi visuellement pondérées. Le peintre met en scène la fusion comme la création d’un nouveau corps appartenant à un ordre supérieur.
Philippe de Champaigne : une sainteté d’un réalisme confondant
Cette peinture française du baroque montre le suaire de sainte Véronique, sur lequel serait apparu le visage du Christ lors de son ascension au Golgotha. De Champaigne a magistralement représenté la matérialité du tissu, du cadre en pierre et du visage. Le tableau donne vie au visage du Christ et révèle les immenses possibilités de la peinture.
L’inscription latine dans le cadre en pierre cite Isaïe, le prophète biblique : « J’ai offert mes joues à ceux qui m’arrachaient la barbe, mon visage à ceux qui crachaient sur moi. » Ce passage renvoie au « serviteur de Dieu », figure de souffrance de l’Ancien Testament décrite par Isaïe. Dans l’interprétation chrétienne, cette figure était considérée comme une référence prophétique au Christ, et c’est cette correspondance que reprend le tableau.
Un autre passage d’Isaïe – « C’est pourquoi j’ai rendu mon visage dur comme une pierre » – transparaît dans le contraste entre la dureté du cadre de pierre et les traces plus douces de sang, de larmes et de salive sur le drap. Cette opposition souligne aussi l’amplitude de la peinture, à même d’intégrer les qualités sculpturales de la pierre. Comme dans les Milchsteine de Laib, la délimitation entre dureté et douceur s’estompe. Passion, transformation et expressivité artistique s’unissent dans la représentation du Serviteur de Dieu pour illustrer la profondeur spirituelle de la peinture religieuse du baroque.
L’image du Voile de Sainte Véronique, associée à la Servante de Dieu, unit passion, transformation et expressivité artistique, expression de la profondeur spirituelle de la peinture religieuse baroque.
Les Meules de Claude Monet et l’architecture de Wolfgang Laib
À partir de la fin des années 1880, Claude Monet élabore un nouveau concept artistique : au lieu d’instantanés impressionnistes individuels, il crée des séries d’œuvres, chacune consacrée au même motif. Parmi les exemples marquants, citons celui de la Cathédrale de Rouen ou, plus tard, le cycle des Nymphéas. Seul un ensemble de variantes de la première série reflète la vision globale de l’artiste. La série des Meules a été créée entre 1888 et 1891 près de la maison de Monet à Giverny.
La peinture de Claude Monet ne s’intéresse pas à l’aspect matériel de la meule, mais plutôt à sa structure colorée dématérialisée dans un espace naturel lumineux. De manière frappante, elle est tronquée ici par le bord supérieur du tableau, ce qui lui confère une plus grande monumentalité interne.
Dans l’exposition, le tableau de Monet est placé en regard d’un Bienenwachshaus (Maison en cire d’abeille) de Laib, posé sur une dalle de granit. Sa forme architecturale et le matériau naturel photosynthétique s’harmonisent avec la meule monumentale surgissant en contre-jour, pleine de nutriments végétaux.
La ziggourat de Wolfgang Laib : architecture en cire d’abeille
Dans la peinture de meule de Claude Monet (exposée ici), le motif principal déborde. L’objet figuré allant au-delà de l’image caractérise également la série que Monet a consacrée à la cathédrale de Rouen : ce qui est plus grand que la représentation elle-même illustre le sublime. Dans l’exposition, la forme archaïque et comme architecturale de la meule évoque l’immense ziggourat de Wolfgang Laib. Les œuvres de cette catégorie sont inspirées de telles constructions anciennes en Asie occidentale, qui devaient atteindre le ciel et relier les humains aux dieux. Les ziggourats de Laib sont des sculptures à caractère architectural. Elles sont comme des monuments qui paraissent intemporels, conçus pour durer ; leur surface est faite de cire d’abeille, un matériau de construction ancestral et fragile. La meule de Monet ressemble aussi à une structure puissante, un solide « abri » dans la nature. Et pourtant, posée devant un pan de lumière, elle se trouve dématérialisée par les coups de pinceau du grand impressionniste.
Un lieu de transformation : la chambre de cire
En 1988, Wolfgang Laib présentait pour la première fois l’une de ses chambres enduites de cire d’abeille dans l’exposition Zeitlos, montée par Harald Szeemann au musée Hamburger Bahnhof de Berlin. La cire est utilisée par les abeilles pour construire leurs rayons, où elles travaillent le nectar et le miellat en miel – ce sont des lieux de transformation, au même titre que les chambres de cire de Laib : chambres funéraires d’une existence passée ou de naissance d’une nouvelle vie. Ce sont des espaces de pure perception olfactive, mais aussi des sculptures immersives reliant l’intemporel au présent.
Laib a installé certaines chambres de cire de manière pérenne dans des lieux reculés. La version présentée ici, issue de l’exposition Zeitlos de 1988 à Berlin, a été conçue quant à elle pour être mobile. C’est une chambre nomade de perception et de transformation, où l’espace muséal s’efface : nous pénétrons dans l’un des espaces les plus mystérieux de l’art contemporain qui ne s’accomplit que par notre visite. L’artiste a annoncé qu’il souhaite faire don de cette œuvre au Kunsthaus, en souvenir notamment du commissaire Harald Szeemann qui avait conçu l’exposition « Zeitlos » nommée plus haut. Szeemann a longtemps travaillé pour le Kunsthaus Zürich et il était aussi un ami et mentor de Laib qu’il a aidé à percer dans le monde de l’art.
Tache noire de Vassily Kandinsky – Brahmanda de Wolfgang Laib
Le tableau Tache noire, que Kandinsky a créé à Moscou en 1921, est décrit ainsi par Christian Klemm : « C’est le regard sur un monde intérieur de couleurs et de formes pures. » Et d’ajouter : « Trois cercles flottants dans les couleurs primaires contrastent avec la tache noire qui domine la représentation. »
La pierre noire ellipsoïdale de Wolfgang Laib, un « brahmanda » (ou « œuf cosmique » en sanskrit), semble faire écho à la Tache noire de Kandinsky. Alors que la peinture abstraite montre des formes dynamiques entourant l’élément noir primordial, la sculpture de Laib se concentre sur la forme noire archétypale elle-même. Celle-ci marque d’ailleurs le début de l’activité artistique de Laib en 1975 : avec le Brahmanda, il créait alors pour la première fois une forme intemporelle à partir de matériaux naturels. La présence plastique de ces pierres est saisissante : peu importe dans quel espace elles se trouvent, elles en deviennent aussitôt le centre de gravité. Ces forces qui gravitent, telles que représentées chez Kandinsky, c’est nous qui en reprenons ici le rôle en observant et déambulant autour de l’œuvre de Laib.
Piet Mondrian – Abstraction et spiritualité
Au début des années 1920, Piet Mondrian a trouvé sa forme picturale emblématique, à savoir ce jeu d’angles droits, de lignes noires, de champs soit blancs soit dans les couleurs primaires rouge, jaune et bleu, mais évitant radicalement toute symétrie. Même si l’agencement peut paraître construit, les compositions de Mondrian relèvent de l’intuition et d’une profonde spiritualité. Lui-même évoquait l’existence d’une grande harmonie cosmique qui nous est difficilement accessible au quotidien, mais dont ses peintures entendaient révéler au moins une infime partie.
Mondrian et Laib ont en commun la clarté du geste : une couleur intense qui se déploie au présent, dans l’espace qui lui est propre, soutenue par une forme claire qui l’accompagne à travers le temps.
En visite chez Wolfgang Laib : Alberto Giacometti
Quatre figures de la maturité artistique d’Alberto Giacometti sont visibles dans l’exposition. Giacometti ne cherchait pas à représenter les caractéristiques extérieures de ses modèles, mais plutôt à traduire la perception intime et intérieure qu’il avait d’eux. Il créait généralement ses sculptures d’abord en argile. Ses mains recherchaient en modelant la présence de la figure jaillissant dans l’instant. Capturer cette apparition fugace de l’essentiel dans une sculpture est finalement impossible, pourtant Giacometti l’admettait et poursuivait son travail avec ténacité pour se rapprocher de sa vision.
Les figures masculines des œuvres tardives d’Alberto Giacometti sont généralement représentées en mouvement, les figures féminines debout, dans une présence silencieuse, presque hiératique. Elles rappellent les statues religieuses antiques de la Méditerranée, mais comme transposées dans une rencontre avec le vide existentiel de la modernité.
Laib met des matériaux naturels dans des formes épurées, permettant ainsi à ses œuvres d’incarner l’irrémédiable alternance entre l’éphémère et l’infini. Les figures longilignes de Giacometti agissent ici comme un contrepoint. Elles enrichissent les salles d’exposition de la présence fragile de l’humain. Une présence qui défie la disparition dans ces sculptures.
Wolfgang Laib aux côtés de Barnett Newman et Mark Rothko : l’infini dans le fini
Compte tenu de l’intérêt que Laib porte aux notions de fugacité et d’éternité, la présence d’œuvres de Barnett Newman et de Mark Rothko dans l’exposition paraît à la fois évidente et captivante. Ces deux artistes, représentants majeurs de l’expressionnisme abstrait dans l’art américain d’après-guerre, ont exploré des thèmes où la dichotomie fini-infini joue un rôle essentiel.
Pour Newman, le sublime est une catégorie esthétique centrale. Dans son essai The Sublime is Now (1948), il formule sa position artistique et se démarque ainsi de la tradition européenne, qui, selon lui, a échoué dans sa tentative d’associer le sublime au beau. Ses œuvres, caractérisées par des « zips » verticaux qui dépassent le bord du tableau, créent l’impression que quelque chose de plus vaste est tronqué. Le sublime trop grand pour être saisi devient par là une expérience directe dans le « maintenant » de la peinture.
Les champs de couleur de Mark Rothko et la question du religieux
Les œuvres de Mark Rothko semblent ouvrir de mystérieux espaces intérieurs qui vont s’élargissant vers l’espace du réel. Bien qu’elles soient souvent interprétées comme « mystiques », voire frôlant le religieux, Rothko refusait cette catégorisation. Son fils Christopher souligne qu’elles traitent de l’interaction entre l’illimité et le concret, entre ce que l’on ne peut savoir et ce que l’on doit savoir. Une déclaration de Rothko datant de 1958 est intéressante à mettre en lien avec Laib, dans la mesure où il évoquait une composante essentielle de l’œuvre d’art : « Il faut clairement se préoccuper de la mort, faire des allusions à la mortalité. »
Des différences dans l’approche de l’absolu : Barnett Newman, Mark Rothko et Wolfgang Laib
L’infini, le sublime et la mortalité sont autant de thèmes primordiaux pour Wolfgang Laib, et que l’on retrouve chez Newman et Rothko. Ce qui les différencie réside dans le traitement de la matérialité des œuvres : Laib travaille avec des substances naturelles et accorde une importance particulière à leur matérialité. À l’inverse, les deux artistes américains privilégient la combinaison classique de la toile comme support et de la peinture à l’huile.
Pour Laib, les matériaux naturels, comme le pollen, sont des éléments actifs et essentiels de son art. Ils agissent comme des co-auteurs et intègrent directement le thème de la beauté éphémère dans ses œuvres – où, dans la forme claire, il rencontre chaque fois une image de la pérennité. Laib ne se contente pas de mettre en scène la rencontre de ces deux forces existentielles – l’éphémère et l’éternel – , il la concrétise comme un processus matériel. Ses œuvres ne sont pas des symboles, elles en incarnent plutôt le contenu dans des compositions claires et lumineuses, que la catégorie des Milchsteine rend particulièrement saisissantes.
Les Milchsteine
Les Milchsteine de Laib font se rencontrer le marbre blanc – dur, impérissable, inchangé depuis des millénaires – et le lait, tout aussi blanc, mais fluide et périssable. En creusant délicatement une plaque de marbre, il crée une cavité très peu profonde et la remplit de lait. Lors du remplissage, les antagonismes se fondent en un objet uniformément blanc. Si l’on prend le marbre et le lait comme des symboles de l’éternel et de l’éphémère, ils sont dans l’art de Laib inextricablement liés. L’infini devient tangible dans le fini, et vice versa.
Comme le lait est périssable, il doit être remplacé régulièrement. Le nettoyage et le remplissage de la pierre font partie de l'œuvre. Ils soulignent que celle-ci n’a pas de forme fixe. La pierre en marbre remplie de lait est visible chaque mardi.
Pour la première fois, un Jina Rishabha côtoie un Milchstein
Dans l’exposition, un Milchstein jouxte une importante sculpture jaïne du Musée Rietberg, dont Laib connaît les collections depuis ses jeunes années, de même que celles du Kunsthaus. Elle représente l’un des guides spirituels exemplaires, ou « vainqueurs », du jaïnisme. Le jaïnisme, est une religion indienne qui, par sa spiritualité radicale, revêt pour Laib une importance particulière. La non-violence et le respect du vivant sont parmi ses principaux idéaux. Le pouvoir symbolique de la couleur de la pureté qu’est le blanc et la signification rituelle du lait sont également essentiels.
Dépourvus de représentation figurative, et activés uniquement par la tension entre deux matières organiques opposées, les Milchsteine de Laib rendent tangibles des constellations élémentaires de l’existence. Remplir un « Milchstein » avec du lait peut être considéré comme un rituel. D’un point de vue artistique au sens strict, il s’agit d’une performance spirituelle: chaque fois que l’artiste verse le lait sur la pierre, il achève une œuvre d’art en offrant pour ainsi dire l’éphémère à l’éternel.
Les Reisschiffe de Wolfgang Laib en dialogue avec les Nymphéas de Claude Monet
Les Nymphéas du dernier Monet à Giverny sont aussi son ultime contribution à l’art moderne, et ils opèrent en même temps une rupture radicale : l’horizon disparaît, le regard se pose sur toute la surface de l’étang qui devient jumelle de la toile. Le tableau se transforme en une membrane perméable, tout est absolument fluide : une conception sans limites de la représentation, reprise plus tard par les artistes de l’expressionnisme abstrait américain. Créées en temps de guerre, ces Nymphéas offrent aussi une vision unifiée, contraire à ce conflit meurtrier déchiquetant d’innombrables vies. Un conflit dont le bruit se serait parfois fait entendre jusqu’à Giverny.
Un groupe de Reisschiffe (Vaisseaux de riz) de Wolfgang Laib est associé à l’une de ces peintures monumentales de l’exposition. Par leur forme archaïque et silencieuse, ces Reisschiffe évoquent les embarcations de cultures mythiques qui escortent les âmes vers l’au-delà. Du riz les entoure comme de l’eau, ils dialoguent avec le fondu de l’étendue aquatique de Monet : le peintre dissout l’eau hors limite dans une couleur sans limite, Laib prend un matériau organique pour conférer une forme sculpturale à ce qui coule, hors du temps.
Rencontrer l’essentiel : le pollen
Rappelons-nous le processus créatif des célèbres dispersions de pollen de Wolfgang Laib : la patiente collecte du pollen, le voyage de celui-ci depuis de multiples lieux vers un seul, le geste transformateur de l’artiste qui l’a dispersé dans le musée. Non pas comme dans la nature, mais sciemment ordonné. Ce matériau précieux et fragile forme désormais une surface régulière. Il est dépourvu de sa fonction première qui consiste à féconder des végétaux.
Certes le pollen demeure vulnérable, mais sa nature éphémère est métamorphosée. Pris dans une forme géométrique fluide et délicate, il renoue en tant qu’œuvre d’art avec le principe de la permanence. Dans la nature, il participait au cycle sans fin de la naissance et de la disparition. Ici, il acquiert une signification nouvelle : l’artiste offre à l’éphémère un lieu symbolique éternel.
Pureté, ascèse et non-violence –un guide spirituel jaïn de Wolfgang Laib
La sculpture représente le Jina Rishabha, soit le premier des 24 maîtres mythiques à proclamer les enseignements du jaïnisme, dont les fondamentaux sont la non-violence, le respect du vivant et la tolérance envers l’altérité. Par son expression de récollection intérieure, le Jina Rishabha incarne la contemplation la plus profonde et le retrait total du monde – il a vaincu la vie. Le Jina Rishabha et les maîtres après lui sont appelés « faiseurs de gué », car ils montrent à l’humanité le chemin du salut et de la guérison. Pour Wolfgang Laib, la découverte de cette sculpture au Musée Rietberg a été déterminante. Il en a gardé le souvenir jusqu’à aujourd’hui, tant l’éthique radicale de cette religion l’a impressionné.