Introduction
Roman Signer (né en 1938) compte parmi les plus grands artistes suisses contemporains. Il a acquis une notoriété internationale grâce à des œuvres pleines d’humour, qui permettent de redécouvrir de manière ludique le monde et ses objets quotidiens. Après des expositions partout dans le monde et des présentations dans divers musées en Suisse, le travail de Signer est montré aujourd’hui pour la première fois dans une grande institution zurichoise. L’artiste a rassemblé ici des œuvres de ses différentes phases de création s’étalant sur plus de cinquante ans, et il en a aussi conçu de nouvelles qui, à elles toutes, forment dans la grande salle un panorama saisissant.
Le thème du paysage, notamment de la nature et de ses éléments, est au cœur du travail de Signer. Ses réalisations artistiques mêlent de façon captivante le processus, le jeu, l’expérimentation et l’analyse en profondeur. Avec une curiosité enfantine, il défie les lois de la nature et crée des arrangements qui nous surprennent chaque fois. La coïncidence, mais aussi la contraction et la libération de l’énergie sont là des notions cruciales. Les forces qui fascinent Signer et qu’il emploie pour produire ses sculptures sont celles dont le contrôle est limité, comme par exemple l’explosion ou la gravité.
Si l’humour fait partie du travail de Signer, il n’est pas une fin en soi. « On peut rire, mais on n’y est pas obligé », explique l’artiste. Par son clin d’œil caractéristique, ses œuvres acquièrent une certaine légèreté, tangible également sur le plan matériel. De nombreuses œuvres de Signer sont éphémères et il aime les objets qui peuvent disparaître ou être démontés. En même temps, l’art de Roman Signer a une puissance existentielle qui interroge les hiérarchies et donne à voir la beauté de petites choses apparemment sans importance.
Ses œuvres ont souvent un aspect performatif et se transforment au fil du temps. Pour capturer ce processus, Signer utilise le cinéma et la photographie, deux médias qui comptent beaucoup dans sa pratique artistique et qui sont également visibles dans l’exposition, laquelle se concentre cependant sur les sculptures. Roman Signer conçoit celles-ci à partir d’objets quotidiens qu’il sort de leur contexte et signification d’origine pour les transformer en des choses différentes. Toutes en commun qu’elles suscitent immanquablement de la sympathie en nous.
Cette grande exposition personnelle a été réalisée en étroite collaboration avec Roman Signer, son épouse Aleksandra Signer et leur fille Barbara Signer. Le catalogue publié pour l’occasion restitue un entretien en plusieurs parties, dans lequel l’artiste retrace les étapes de sa vie et de son travail créatif.
Avec le soutien de l’UBS, partenaire du Kunsthaus Zürich, ainsi que de la Monsol Foundation, du Boston Consulting Group et de Peter et Annette Nobel.
Fontana di Piaggio (1995)
Dans son œuvre Fontana di Piaggio, Roman Signer transforme une Fiat Ape bleue en fontaine mobile. Ce moyen de transport compact, pratique et peu coûteux, utilisé depuis la fin des années 1940 notamment dans les rues étroites d’Italie, a été repensé par l’artiste de manière que l’eau jaillisse à haute pression d’une buse placée derrière l’habitacle et tambourine sur la tôle du véhicule. L’eau retombe dans une cuve métallique sous forme de gouttes et s’écoule doucement en arc de cercle, par un tuyau, jusqu’aux canalisations. L’intérieur de la partie chargement devient une sorte de caisse de résonance. Selon Roman Signer, « tout l’espace se met à sonner et gronder ».
Depuis sa création, Fontana di Piaggio a parcouru différentes villes d’Europe, à commencer par Saint-Gall où habite Signer, puis Langenhagen, et jusqu’à Münster et Venise. Lors de l’exposition « Sculpture Projects » à Münster en 1997, le Piaggio a été garé à 14 endroits du centre-ville. Une étape particulièrement importante a été la cour du Pavillon suisse, où Roman Signer a présenté la contribution suisse à la 48e Biennale de Venise en 1999.
Dans les villes et les villages, les fontaines sont traditionnellement des lieux de rencontre. Avec l’installation de la fontaine mobile de Roman Signer sur Heimplatz, une des grandes places du centre-ville de Zurich devient pour un temps un point de ralliement.
Échelle avec bottes (2012)
Roman Signer n’a jamais été un artiste d’atelier ; son inspiration, il la trouve plutôt dans la vie quotidienne ou dans la nature. « Mon académie, c’était la rue », déclarait l’artiste. Il travaille avec des objets simples et quotidiens, chaise, table ou lit. Les bottes font elles aussi partie de ses accessoires récurrents. Il les transforme en fontaines à eau ou en sculptures-fontaines, les place dans une rivière pour créer une sculpture aquatique à partir des petites vagues qui contournent l’obstacle temporaire. Avec ces actions poétiques, Roman Signer nous fait découvrir la beauté d’instants en apparence banals et percevoir ainsi le monde avec un regard nouveau.
Dans Échelle avec bottes, on voit une paire de bottes grimper vers le ciel. Or la personne qui normalement porterait ces chaussures est absente de cette échelle céleste. L’absence de corps humain fait également référence à l’artiste : il a agencé les objets, mais a ensuite abandonné l’espace pour laisser les forces de la nature finaliser la sculpture. Par le passé, l’œuvre a été exposée en extérieur, par ex. dans des eaux où elle a été soumise aux marées.
Temps (1977)
Dans le travail de Roman Signer, la dimension temporelle est fondamentale. Ses œuvres sont aussi appelées « sculptures du temps », car elles sont souvent des phénomènes éphémères ou voient le jour dans un processus de transformation au fil du temps – comme sa première œuvre Temps. L’artiste confie à ce propos : « J’ai enroulé une mèche très serrée en spirale. Ensuite je l’ai mise dans un pré et allumée. Le feu se propage alors de bobine en bobine jusqu’au centre. Comme la mèche était enrobée de plastique que la chaleur faisait fondre, chaque bobine restait collée à l’autre. Il a fallu quatre heures pour que toute la mèche brûle. Pour finir, j’ai pu prendre les mèches collées et les dégager comme un disque. »
Kayak (1988)
L’un des éléments de base du répertoire artistique de Roman Signer est le kayak. Il l’a découvert sur la Sitter lorsqu’il était adolescent et en a fait ensuite son sport. Mais ayant dû arrêter après un accident, il a transposé l’objet dans son univers artistique et l’a utilisé, entre autres, pour une balade rocambolesque sur des petites routes caillouteuses : Roman Signer est assis dans un kayak, tiré par une voiture, sous le regard étonné des vaches qui aperçoivent soudain l’étrange véhicule. L’artiste a aussi expérimenté à plusieurs reprises des explosions dans l’eau et les kayaks. Kayak I (1988), présenté dans l’exposition, a été démonté en sept parties pour former ainsi une sculpture ; l’œuvre a été créée par des dynamitages méticuleusement placés en rond près de l’objet. Pour Roman Signer, l’explosion peut se concevoir comme un moyen de façonner et non de détruire.
Pour l’exposition au Kunsthaus Zürich, deux œuvres entièrement nouvelles ont vu le jour autour du kayak. Dans Kayak avec tuyau (2024), Roman Signer transforme l’objet quotidien en une sorte d’organisme, à travers les boyaux duquel l’eau est régulièrement pompée pour le mettre en mouvement. Pendant ce temps-là, l’autre Kayak (2024) surfe sur une vague imaginée depuis le plafond de ce paysage sculptural disposé dans la grande salle d’exposition.
Escalier de sable (1973)
L’œuvre la plus ancienne dans l’exposition est L’escalier de sable de 1973. Cette sculpture est née de la combinaison d’une construction créée par l’artiste et des lois de la nature. Roman Signer à ce propos : « La forme définitive de la sculpture advient d’elle-même. C’est un aspect qui transparaît en fait dans tout mon travail : je ne fais pas tout moi-même, mais je donne plutôt le dernier mot aux forces de la nature […]. » Dans le cas présent, l’artiste a conçu un escalier en tôle et y a versé du sable de quartz qui, en raison des lois de la nature justement, forme toujours les mêmes arêtes et crée ainsi la sculpture.
Arbre de Noël (2010)
L’exposition au Kunsthaus Zürich ne requiert ni architecture ni paroi intégrée. La seule « salle dans la salle » installée temporairement l’a été pour Arbre de Noël. Sur les quatre murs autour de l’arbre se sont plaquées les boules de Noël quand l’arbre a subi une telle rotation que toutes les décorations ont volé en l’air en formant un arc de cercle et se sont brisées sur les murs. Ce qui semble être à première vue un incident est là aussi un événement volontairement mis en scène par Roman Signer : la construction artificielle soumise aux forces physiques et au hasard devient expérience et utilise la destruction comme puissance créatrice.
Signer recourt encore une fois à un objet que nous connaissons depuis l’enfance et l’environnement domestique – comme si le conifère soudain se rebellait et sortait de son rôle traditionnel. En temps de crise climatique, cette révolution de la nature prend une nouvelle dimension. Mais dans le travail de Roman Signer, la nature a toujours eu le pouvoir d’agir. C’est à elle que l’artiste laisse le soin de trouver ou de compléter la forme artistique. Et cette idée rend d’ailleurs l’œuvre de Roman Signer extrêmement actuelle.
Table (1994)
La nature et le paysage sont des éléments importants dans l’œuvre de Roman Signer. Il n’est donc pas étonnant qu’il soit fasciné par les paysages saisissants de l’Islande, où il a souvent voyagé. La photographie grand format Tisch a été réalisée avec cet environnement archaïque en toile de fond. Pour ce faire, Signer a transformé une petite table en bois en marin courageux et l’a envoyée naviguer dans l’océan Arctique : « En Islande, j’ai laissé voguer en mer une table avec des seaux aux pieds à un moment où un glacier s’est détaché. [...] Les parois de glace ne cessent de se briser et de tomber dans la mer. Sur le cours d’eau qui prend alors sa source, la table s’est mise à flotter jusqu’à l’océan. » La liaison avec les mers lointaines et les voyages d’un endroit à l’autre ont fasciné l’artiste depuis l’enfance. À cette époque, en lançant dans la Sitter, près d’Appenzell, une bouteille avec un message, il imaginait comment ces pensées allaient suivre le cours de la rivière : « Ça coule d’une ville à l’autre, puis dans un autre pays, dans l’imagination. C’est très exaltant. » Le voyage de la table en Islande est documenté par la photographie – comme de nombreuses compositions éphémères de l’artiste. Elles survivent à l’instant présent sous forme de films ou de photos, deux médias qui jouent un rôle majeur dans le travail de l’artiste.
Table volante (2009)
Les éléments feu, terre, eau et air jouent un rôle majeur dans l’œuvre de Roman Signer. L’artiste fait exploser des objets quotidiens, les transforme en vaisseaux improvisés ou en objets volants, il les propulse dans des voyages aventureux à l’issue imprévisible. Avec lui, les tables, les chaises et même des petites maisons volent dans les airs. Comme si elles se libéraient de leur contexte sémantique traditionnel et trouvaient en volant une forme nouvelle.
Signer utilise aussi à plusieurs reprises des hélicoptères pour créer des arrangements spectaculaires. Il a par exemple réalisé une action au cours de laquelle de l’eau lui est tombée dessus depuis les airs. « L’eau m’a touché mais pas complètement, elle a plutôt formé comme un mur devant moi », déclare l’artiste dans l’entretien que l’on peut retrouver dans le catalogue de l’exposition.
Il a aussi souvent travaillé avec des modèles réduits d’hélicoptères, qui sont difficiles à contrôler car leurs rotors tournent à 3 000 tours par minute, qu’ils créent des tourbillons et sont extrêmement tranchants. Cette énergie dangereuse fascine l’artiste. Depuis peu, Roman Signer recourt volontiers aux drones ou à ce que l’on appelle des quadricoptères – comme ici dans son œuvre Table volante. Ce qui l’intéresse dans le drone, ce n’est pas tant l’outil cinématographique, mais plutôt l’objet qui lui permet de réaliser diverses expérimentations artistiques.
Installation (2006), Films super 8 (1975-1989) et langue des signes
Les œuvres de Roman Signer sont souvent des événements éphémères. Le film et la photographie jouent donc un rôle central dans la capture de ces instants fugaces. « Au début, je prenais juste des photos, le film est venu plus tard », raconte l’artiste. Les archives d’images comprennent également de nombreuses photos de voyage.
L’installation Films Super 8 et langue des signes se compose de deux parties. Roman Signer décrit ce travail comme suit : « La rangée du bas avec des films Super 8 montre dix œuvres sélectionnées ; dans la rangée supérieure, on voit Gabriela Spörri qui explique ces œuvres en langue des signes selon le texte de mon catalogue raisonné en trois volumes. »
En collaboration avec Arthouse Kino, des courts métrages de Roman Signer seront projetés lors de deux soirées. Voir la programmation à ce propos.